17/10/2024 vududroit.com  6min #258785

« Juste Un Mur »

« M. Netanyahou ne doit pas oublier que son pays a été créé par une décision de l'ONU. » En s'essayant à faire de la généalogie historique avec l'inconséquence qui lui est coutumière, Emmanuel Macron a provoqué à son corps défendant une cascade de révélations désastreuses, premièrement parce qu'il prétend affirmer comme allant de soi le retour aux sources d'une légalité internationale qu'il s'échine à miner de l'intérieur depuis de nombreux mois, deuxièmement parce qu'il a obligé son interlocuteur à faire s'échapper la vérité de l'universalisme occidental par la brèche que les tenants de cet universalisme ont eux-mêmes ouverte dans leur propre récit historique. Ce faisant, héritier minuscule d'une puissance gaullienne non alignée, il a offert au monde les ultimes vestiges d'un « inconscient français » dont il se trouve, comme Louis XVI en son temps, l'impuissant dépositaire.

L'équilibre délicat que Macron et Nétanyahou ont déréglé comme des éléphants égarés dans un magasin de porcelaine, c'est d'abord celui qui articule l'affirmation première des souverainetés nationales et leur capacité à s'exercer dans un cadre juridique fondé sur leur reconnaissance mutuelle. D'une certaine manière, Netanyahou a été forcé de rappeler que le droit international ne peut pas se fonder sur lui-même et qu'il est inséparable des rapports de force à partir desquels il a été institué. En d'autres termes, à rebours de toutes les mythologies de « fin de l'Histoire » qui hantent notre imaginaire occidental depuis le début des années 90, il a fallu se rappeler que le Politique était premier et qu'il revenait au droit international de constater, consacrer et réguler, en fonction de critères préalablement et communément admis, l'exercice des souverainetés collectives. De ce point de vue, ce n'est pas Israël qui met en échec le droit international, c'est l'état du droit international qui révèle son impuissance par déplacement relatif du sous-jacent géopolitique. Qu'Israël soit le lieu où se cristallise et se révèle un tel décalage ne tient pas du hasard. Tandis que le sionisme originel participait de la mentalité coloniale qui formait le bain culturel de l'Occident à la fin du XIXème siècle, il trouve sa reconnaissance juridique au moment-même où les débuts de la Guerre froide signent l'arrêt de mort des colonialismes français et anglais. Bardé de toutes les justifications morales possibles, il est condamné à en perpétuer la logique sur le territoire des anciens mandats de la SDN. Il y a donc un « effet retard » dramatiquement consubstantiel à la chronologie de l'État d'Israël, dont les Juifs ne sont en rien responsables, et qui décompense aujourd'hui des décennies de contradictions accumulées.

Mais ce n'est pas tout. En faisant apparaître comme une inversion logique la tentative de réanimer une mythologie défunte, Macron a démontré par l'absurde qu'il n'était pas possible d'amorcer une historicisation d'Israël sans faire remonter des soubassements imaginaires qui ne sont pas dicibles en dehors du paradigme fondamentaliste d'un Smotrich ou d'un Netanyahou. En effet, si l'on refuse d'admettre la fiction juridique d'après laquelle l'histoire d'Israël aurait débuté en 1948 par une décision de l'ONU, alors on est bien obligé d'admettre avec les extrêmes-droites d'ici et d'ailleurs que la « victoire de 1948 » rétablit un continuum de 3000 ans. Cela contraint le récit occidental à renouer avec des superstitions religieuses dont la modernité se flattait de nous avoir libérés jusqu'à ce qu'elle attribue une valeur d'attestation cadastrale à des vestiges archéologiques « qui ne sauraient être juste un Mur ». De ce point de vue, Israël n'est rien d'autre qu'un miroir dans le reflet duquel notre folie est seule capable de s'admirer - folie dédoublée qui combat ici au nom du « droit au blasphème » et de la « laïcité » (« Je suis Charlie ») ce qu'elle promeut là-bas au nom de la « civilisation » et des « valeurs » (Manuel Valls : « si Israël tombe, c'est nous qui tombons »). Voici comment, au bout du bout d'une imposture identitaire que d'aucuns s'imaginent avoir combattue depuis des décennies avec les armes de l'« universalisme », on assiste à une montée aux extrêmes de délires millénaristes qui pourraient prêter à sourire s'ils n'étaient armés du bouton nucléaire. Ce qui frappe surtout, face à ces accès de dissonance cognitive, c'est leur réception silencieuse et fascinée, comme s'il n'y avait plus aucune digue, plus aucune force de rappel qui travaille dans les profondeurs de la société. Plus rien qui songe à s'empêcher. Relâchement général d'une démence que ne parvient même plus à contenir un dernier soupçon d'amour-propre.

Ce que nous percevons comme des confrontations ne sont que des dédoublements successifs, des « oscillations de différences » qui font apparaître peu à peu le « double monstrueux » - incarnation d'une menace qui est en même temps ce qu'il y a de plus désirable. Dans ces conditions, il est impossible que la catastrophe subie par les Juifs il y a 80 ans, et à la réparation de laquelle nous appliquons la « bonne conscience de notre mauvaise conscience », ne ressurgisse d'une manière ou d'une autre, sous une forme d'autant plus violente qu'elle sera inattendue et que nous aurons nos regards fixés au rétroviseur. Toutes les leçons que nous croyons avoir tirées de l'histoire ne nous serviront alors que d'alibi pour mieux recommencer.

Ce « retour du refoulé » n'est pas le fait d'un parti spécifique contre lequel il suffirait de « faire barrage ». Elle est notre vérité collective, la vérité de l'Occident terminal que certains choisissent maintenant d'assumer au péril de leur équilibre psychique tandis que d'autres (parfois les mêmes, dans un contexte différent) s'escriment encore à la refouler...

Le conflit israélo-palestinien n'a donc rien de périphérique : comme le dialogue d'Antigone et de Créon, il est un glaive planté au cœur de notre identité collective. Ce n'est qu'en le restituant comme tel, c'est-à-dire comme une tragédie, qu'il sera possible d'en sortir et de le vivre rétrospectivement comme une épreuve salvatrice, comme une obligation de nous hisser au-dessus de nous-mêmes.

Pour cela, il ne faudrait pas se contenter de produire des renversements à l'intérieur du « paradigme des antériorités rivales ». Il conviendrait de renverser le paradigme lui-même pour sortir du « j'étais là en premier ». Des entités réellement démocratiques pourraient alors émerger de l'« ici et maintenant » que vivent réellement les populations locales, fracturées par des rapports de classe qu'il s'agirait de dégager des clivages identitaires qui les brouillent jusqu'à présent. Cela supposerait en parallèle un retrait radical des actuelles puissances coloniales (Europe, USA) et une mise au pas de tous ceux qui font d'Israël leur « résidence secondaire identitaire ». Comme tout se noue dans cette tête d'épingle de l'« espace-temps occidental », une telle libération ne pourrait avoir lieu que si les peuples européens se décolonisaient eux-mêmes de l'intérieur, c'est-à-dire s'ils parvenaient à s'instituer démocratiquement en rupture avec l'ordre socio-économique dont ils sont actuellement tributaires...

Plus que jamais, face à tous les fraudeurs de mémoire, le moment est venu de « faire le mur ».

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